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Aleria 22 août 2014 - Que dit la non-violence ?

Par Jean-François Bernardini, chanteur du groupe I Muvrini

Publié par MAN, le 11 septembre 2014.





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Les faits

Les gérants d’une cave viticole surchaptalisent le vin, et bénéficient en Corse d’accords très spéciaux avec certaines banques françaises. Ce système permet aux six propriétaires de la cave d’Aléria de s’enrichir avec un vin trafiqué, d’acheter de nouvelles vignes alors que les petits vignerons de la région n’en ont ni les moyens ni la possibilité.
Malgré la demande des syndicats agricoles corses, l’État avait refusé la création d’une Safer (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural) en Corse, ce qui aurait permis aux petits vignerons d’acheter des vignobles en dehors de toute spéculation foncière.
Pour dénoncer ce scandale, le jeudi 21 août 1975, 13 militants de l’ARC (Action régionaliste corse) pénètrent dans la cave, portant quelques fusils de chasse.
Les 13 hommes entrent sans effraction. Ils découvrent, dans une masure, face à la cave, des travailleurs immigrés. Ils les amènent dans la cave d’Aléria pour ne pas les exposer aux risques d’un affrontement. Le climat est excellent, après des explications, et promesses - tenues - de leur payer leur journée de travail. Tout se passe bien malgré la surprise du début.
Le Préfet, aussitôt alerté « sur la prise d’otages de malheureux travailleurs immigrés », demande des instructions à son Ministre.
Le lendemain vendredi 22 août, à l’aube, la cave viticole est encerclée par des forces de l’ordre. Une frégate militaire de la Marine vient mouiller en face de la cave. Une douzaine d’avions Transall de l’armée font des rotations incessantes entre le continent et la Corse.
Débarqués en toute hâte, ce sont alors huit escadrons de la gendarmerie mobile, six compagnies de CRS, huit véhicules blindés dont quatre automitrailleuses, huit hélicoptères Puma qui prennent position autour de la cave.
L’État ne cherche pas la voie du dialogue, mais veut conduire une opération de guerre, avec une logistique décidée en quelques heures.

Ce vendredi 22 août 1975 à 16 heures, la gendarmerie déclenche la répression après les sommations d’usage exigeant une reddition immédiate. Les insurgés libèrent les pseudo-otages. Les militaires montent à l’assaut, ouvrent le feu et mitraillent largement la cave. Un militant corse, Pierre Susini, a un pied déchiqueté par une grenade offensive. Les fusils de chasse répondent.
Deux gendarmes, Jean-Yves Giraud et Michel Hugel sont tués. Edmond Simeoni décide, avec l’accord de ses camarades, de se livrer.
Lors du procès qui s’est tenu à Paris en 1976, l’expert balisticien a établi que les balles qui ont tué les deux gendarmes ne pouvaient pas provenir de la cave.
Edmond Simeoni, considéré comme le chef d’un commando armé contre l’autorité de l’Etat, fut condamné à cinq ans de réclusion avec deux ans de sursis.

Que dit la non-violence aujourd’hui ?

Les hommes d’Aleria ne constituaient aucunement une organisation militaire. Les ennemis des hommes d’Aleria n’étaient ni les gendarmes, ni les pieds-noirs, ni les travailleurs immigrés, ni l’Etat français. Leurs ennemis étaient une violence structurelle, une politique injuste, et des pratiques désastreuses pour la société insulaire.
Les insurgés d’Aleria étaient-ils dans la vérité ?
Oui, ils exigeaient que la vérité soit dite.
Les insurgés d’Aleria étaient-ils dans la justice ?
Oui, ils voulaient combattre l‘injustice que personne n’avait le courage de dénoncer.
Où fut donc la faille ?
La présence de fusils a été pour l’Etat le motif qui a validé, justifié une répression et une propagande dont le seul but fut de détourner les regards. C’est ainsi que l’on a enseveli la justesse et la noblesse de la cause défendue par les 13 militants de l’ARC.
Le mot "commando" a été utilisé à dessein par l’Etat, pour transformer une initiative citoyenne en crime terroriste.

Au lieu d’entendre le message initial « Nous protestons contre l’injustice », l’Etat a répondu : « Vous êtes très dangereux », et il a rajouté :
« Vous êtes dangereux, or nous sommes encore plus dangereux que vous ! »
« Vous êtes fous, nous sommes encore plus fous et surtout plus forts que vous ! »

Aujourd’hui on comprend que les fusils de chasse ont été le « prétexte béni » pour construire un immense mensonge sur Aleria, sur Edmond Simeoni et ses camarades.
Oui, les hommes d’Aleria ignoraient tout de la stratégie d’action non-violente à l’époque, mais ils étaient guidés par des valeurs, par un sens de la justice que la non-violence salue.
Les fusils de chasse ont suffi pour justifier un arsenal militaire totalement disproportionné face à des citoyens agissant à visage découvert.
En face, on n’a pas hésité à utiliser cette faille, à exploiter « l’erreur stratégique  » qui transformait de simples citoyens indignés en criminels dangereux, en menace pour la sécurité et pour la République.
Aujourd’hui, 22 août 2014, c’est tout à l’honneur de ces hommes de revenir sur les lieux.
Cette stèle honore les victimes. La Corse et la non-violence s’inclinent toujours devant le deuil, car toute vie humaine arrachée est une défaite irréversible pour l’humanité.
Cette stèle fait mémoire d’une protestation citoyenne face à une violence structurelle et à son injustice.
La tragédie d’Aleria est d’avoir engendré deux morts, mais aussi d’avoir vu cette protestation juste et courageuse détournée de son sens, tel un piège, qui a mis les indignés dans une position qui n’était pas la leur : celle de dangereux terroristes, alors qu’ils étaient les seules voix à se lever pour exiger vérité et justice.
A l’époque, l’ARC ne connaissait pas les impératifs de l ‘action non-violente, laquelle demande une véritable formation, de même que les militaires ont besoin d’une formation au combat violent.
Partout et toujours, la présence de fusils est incompatible avec une démarche non-violente.
On est forts quand on est ensemble.
On est forts quand on veut la justice.
On est forts quand on recherche la vérité.
Et nous pouvons dignement rajouter aujourd’hui :
Nous sommes encore plus forts sans un seul fusil.

Sans fusil nous sommes encore plus proches des valeurs ancestrales de la Corse.
On ne renonce pas à lutter, au contraire, on lutte cent fois mieux.
On n’offre pas alors à l’adversaire le prétexte, la faille qui lui permettent d’ensevelir la cause, de pervertir une protestation citoyenne en acte terroriste.
C’est bien cela que nous apprend Aleria, 39 ans plus tard.

C’est tout à l’honneur des hommes d’Aleria de porter aujourd’hui, seuls, la responsabilité de ces événements dans lesquels l’Etat n’a toujours pas reconnu ses propres égarements.
C’est tout à leur honneur de continuer à chercher « la route nouvelle » pour leur peuple, pour la communauté humaine, éclairée par les leçons de l’histoire.
C’est tout à l’honneur des hommes d’Aleria et d’Edmond Simeoni en particulier, d’ériger les fondements symboliques d’une réconciliation, d’une société où les justes rejoignent les justes, où les justes reconnaissent les justes.
Avec eux, la non-violence, outil merveilleux pour construire le 21e siècle, nous apprend à éviter les pièges des pouvoirs établis.
Celui qui ne comprend pas sa propre Histoire, est condamné à la voir se répéter. Pour rien, si ce n’est des larmes.
Seuls ceux qui apprennent et se transforment, restent fidèles à eux-mêmes.

Jean-François Bernardini

PS : cet article est à mettre en lien avec le n°169 d’Alternatives Non-Violentes sur « Corse, terre de non-violence ? »>br> :
De nombreux sites et blogs de Corse évoquent ce n°169 d’ANV, et tout particulièrement celui d’Edmond Siméoni, le ‘père du nationalisme’, maintenant complètement converti à la non-violence. Voir son site : http://www.edmondsimeoni.com et l’entretien avec lui dans le n°169 d’ANV.
Voir également le blog de la journaliste Liliane Vittori : http://blogs.mediapart.fr/blog/liliane-vittori-0
Voir aussi le partenaire du MAN en Corse, la fondation AFC-Umani