Comment Martin Luther King a découvert la non-violence
Article par Alain Refalo
Publié le 3 avril 2018.
On a souvent demandé à Martin Luther King comment il en était arrivé à adopter la philosophie et la stratégie de la non-violence. C’est dans son premier ouvrage, Combats pour la liberté (1958), publié après le mouvement de boycott des bus de Montgomery qui aboutit à la fin de la ségrégation raciale dans les transports publics, que King raconte son itinéraire vers la non-violence. Un itinéraire intellectuel qui devait aboutir à une puissante conviction éthique et un engagement dans la résistance non-violente tout à fait exceptionnel qui inspirent encore aujourd’hui les jeunes générations en résistance contre la prolifération des armes à feu aux Etats-Unis. Alors que nous fêtons le 50ème anniversaire de sa mort, le 4 avril 1968, le cheminement de King vers la non-violence représente un message fort qui interpelle les consciences qui veulent sortir de la spirale suicidaire de la violence.
Dès son adolescence à Atlanta, King a été confronté à l’horreur de la ségrégation raciale. Il a été témoin des actes « tyranniques » et « barbares » perpétrés contre les Noirs, tels les lynchages sauvages et les raids nocturnes du Ku Klux Klan. Il avait pu aussi constater la brutalité de la police et les injustices des tribunaux à l’encontre des Noirs. Très vite, il a été convaincu que « l’injustice raciale s’accompagne inévitablement d’une injustice économique ».
Quand il rentre à l’université de Morehouse en 1944 (avec deux ans d’avance…, il a 15 ans ), King est déjà fortement préoccupé par les questions de justice économique et raciale. C’est au cours de ses études qu’il découvre l’ouvrage de Henry David Thoreau sur la désobéissance civile. « Fasciné par l’idée de refuser de collaborer avec un système mauvais, raconte-t-il, je fus tellement bouleversé que je relus l’ouvrage plusieurs fois ». « J’ai alors acquis la conviction que le refus de coopérer avec le mal est une obligation morale, tout autant que la coopération avec le bien. Nul n’a su défendre cette idée avec autant d’éloquence et de passion que Henry David Thoreau ». Toutefois, cette lecture, si elle constitue une réelle découverte, n’est pas encore le véritable déclencheur de sa réflexion sur la non-violence et de son engagement sur le terrain des injustices raciales.
Le 25 février 1948, Martin Luther King est ordonné pasteur. Quelques mois plus tard, il obtient sa licence de sociologie à Morehouse. Il entre alors au séminaire Crozer à Chester en Pensylvanie pour y étudier la théologie. Sa quête intellectuelle est centrée sur la recherche d’ »une méthode propre à éliminer le mal inhérent à la société ». Il se plonge alors dans des études approfondies des théories éthiques et sociales des grands philosophes, Platon, Aristote, Rousseau, Hobbes, Bentham, Mill et Locke. Il lit aussi les ouvrages de sociologie. Il est particulièrement frappé par l’ouvrage de Walter Rauschenbusch, pasteur baptiste américain, Christianity and the Social Crisis, qui lui a fourni une base théologique solide sur ce que l’on nomme alors « l’évangile social ». « Rauschenbusch avait rendu au christianisme un service considérable, écrit King dans Combats pour la liberté, en rappelant que l’Evangile est destiné à l’homme tout entier, non pas seulement à son âme, mais aussi à son corps […] Je suis resté convaincu qu’une religion qui prétend avoir le souci des âmes, mais qui se désintéresse d’une situation économique et sociale qui peut les blesser, est une religion spirituellement moribonde, condamné à disparaître. »
Soucieux de comprendre pourquoi beaucoup d’opprimés se tournent vers le communisme, il étudie les ouvrages de Marx, Le capital et le Manifeste du parti communiste, mais aussi quelques ouvrages commentant la pensée de Marx et Lénine. Ces lectures ont eu pour effet de renforcer King dans ses convictions chrétiennes. Convaincu que « l’histoire est dirigée par l’esprit, non par la matière », il rejette clairement l’interprétation matérialiste de l’Histoire proposée par ces penseurs. Il désapprouve également fortement le relativisme éthique du communisme. Pour King, la fin ne justifie jamais les moyens, une cause juste ne peut justifier le recours à la violence et au meurtre. « Jamais une fin positive ne pourra fournir une justification morale absolue à un moyen négatif, écrit-il dans Combats pour la liberté, car en dernière analyse, la fin est contenue dans les moyens ». Enfin, King honnit le totalitarisme politique du communisme qui fait de l’individu un être privé de ses droits essentiels et asservi à l’Etat. Ce déni de la liberté individuelle est incompatible avec l’idée d’une société plus juste qui libère l’homme des chaînes qui l’entravent.
Toutefois, la lecture de Marx l’a conforté dans ses analyses sur les injustices sociales, tout particulièrement « le gouffre qui se creuse entre la richesse superflue et le dénuement intolérable ». King reconnaît que les thèses de Marx comportent aussi des aspects positifs. « Quand il dénonce les faiblesses du capitalisme traditionnel, explique King, quand il invite les masses à prendre conscience de leurs droits et mets en doute la conscience sociale des Eglises chrétiennes, je lui dis réponds « oui » sans arrière-pensées ».
Durant son séjour au séminaire, King fut confronté à un événement qui aurait pu être tragique, mais qui a certainement constitué un jalon dans son cheminement vers la non-violence. Un jour, il est menacé par un étudiant blanc armé d’un pistolet qui l’accuse d’avoir mis sa chambre sens dessus dessous. Fixant l’étudiant dans les yeux, King lui assure calmement qu’il n’est pour rien dans cette mauvaise blague. L’altercation avait attiré d’autres étudiants qui obligèrent l’agresseur à ranger son arme. L’affaire fut portée devant le conseil des étudiants, mais King, à la surprise générale, ne voulut pas porter plainte. L’étudiant blanc finit par reconnaître publiquement son erreur et s’excusa auprès de King. L’étudiant King devint alors populaire à Crozer, admiré tant pour son courage que sa noblesse d’âme. L’étudiant blanc devint son ami. Commentant l’issue de cette affaire, Stephen B. Oates (biographe de Luther King) écrit : « Cet épisode pouvait servir de leçon sur la façon de se faire un ami d’un ennemi »…
Au printemps 1950, un dimanche après-midi, King se rend à Philadelphie assister à une conférence de Mordecai W. Johnson, président de l’Université Howard. Il était de retour d’Inde et sa conférence portait sur la vie et les enseignements de Gandhi. King est absolument fasciné par ce qu’il entend. « Son message était si profond, raconte-t-il, si enthousiasmant, que je renonçai à la suite du congrès et sortis m’acheter une demi-douzaine d’ouvrage sur la vie et l’œuvre de Gandhi. » Martin Luther King explique ensuite longuement la portée de sa découverte de Gandhi et de la non-violence.
« Au fur et à mesure que j’avançais dans mes lectures, je fus de plus en plus fasciné par ses campagnes de résistance non-violente. Je fus particulièrement ému par sa Marche du Sel et par ses nombreux jeûnes. J’attachai une grande importance à la notion de « satyagraha » (force de la vérité ou force de l’amour) […] Avant d’avoir lu Gandhi, j’avais été sur le point de penser que l’éthique chrétienne ne pouvait être appliquée que sur le plan des rapports individuels ; je croyais alors que les préceptes comme « tends l’autre joue » et « aimez vos ennemis » n’étaient valables que pour les conflits entre individus ; s’il s’agissait de races entières ou de nations, il me semblait que le problème exigeait une solution plus réaliste. Mais après avoir lu Gandhi, je compris que je m’étais gravement trompé. »
« Gandhi a probablement été le premier personnage de l’histoire à élever la morale chrétienne de l’amour au-dessus du niveau des rapports individuels, à en faire une force sociale efficace, puissante et étendue […] J’avais enfin trouvé la méthode de réforme sociale que je cherchais depuis des mois […] Désormais, je fus persuadé que, sur le plan moral comme sur le plan pratique, c’était là la seule méthode possible pour un peuple opprimé décidé à se battre pour conquérir sa liberté. »
Cette conférence sur Gandhi et les lectures qu’il fit ensuite sur le libérateur de l’Inde furent donc une étape essentielle dans le cheminement de King vers la non-violence.
Une autre étape décisive concerne sa réflexion sur le pacifisme. Durant sa dernière année de théologie, il entreprend la lecture de Reinhold Niebuhr, auteur d’une critique de la position pacifiste. Niebuhr avait lui même eu un engagement pacifiste et avait été président du Mouvement de la Réconciliation. Il considérait le pacifisme comme une « non-résistance passive au mal » qui exprimait « une confiance naïve en la puissance de l’amour ». King ne se retrouve pas dans cette définition du pacifisme, concept qu’il ne rejette pas, mais auquel il veut donner un sens positif après ses lectures de Gandhi. « Mon étude de Gandhi, explique-t-il, devait me convaincre que le véritable pacifisme n’est pas le fait de ne pas résister au mal, mais le fait de lui résister sans violence. La différence entre les deux attitudes est immense. Gandhi a résisté au mal avec autant de vigueur et d’énergie que les violents de ce monde, mais son arme était l’amour et non la haine. Le véritable pacifisme ne consiste pas à se soumettre, loin de tout réalisme, aux puissances mauvaises, comme le prétend Niebuhr. C’est au contraire le courage d’opposer au mal la puissance de l’amour, dans la certitude qu’il vaut mieux subir la violence que la perpétrer, car en la perpétrant, on ne fait qu’accroître la somme de souffrance déjà présente dans l’univers, tandis qu’en la subissant, on a des chances de susciter chez l’adversaire un sentiment de honte, propre à opérer chez lui une transformation intérieure, une conversion. »
Lorsqu’il termine ses études de théologie en 1954, Martin Luther King possède de solides bases intellectuelles sur la question de la non-violence et de la lutte non-violente. « Quand je terminai mes études, toutes ces tendances intellectuelles passablement divergentes avaient concouru à former en moi une théorie sociale positive. La conséquence essentielle en était que la résistance non-violente est l’une des armes les plus efficaces que puissent utiliser les opprimés dans leur recherche de justice sociale. A l’époque, cependant, tout cela restait sur le plan intellectuel : je ne songeais pas encore sérieusement à appliquer ces idées à une situation sociale concrète. »
Ce n’est qu’un an plus tard, avec le geste héroïque de Rosa Parks dans un autobus de Montgomery, le 1er décembre 1955, que Martin Luther King fera une entrée fracassante sur le terrain de la lutte non-violente aux Etats-Unis. En organisant une puissante action de boycott des bus de la ville qui aboutit à la fin de la ségrégation raciale dans les transports en commun de Montgomery, il a réellement commencé à expérimenter toute la force de la non-violence qu’il ne connaissait qu’à travers les livres. « Ce n’est pas moi qui ai lancé le mouvement, se souvient-il, je ne l’ai même pas suggéré ; j’ai simplement répondu à l’appel du peuple, qui voulait que je fusse son porte-parole. Quand la grève commença, je pensai aussitôt, consciemment ou non, au Sermon sur la Montagne, avec sa sublime doctrine de l’amour, et à la méthode gandhienne de la résistance non-violente. Puis j’eus de plus en plus l’occasion de constater la puissance de la non-violence. Après cette expérience, la non-violence devint pour moi autre chose qu’une méthode intellectuellement satisfaisante : elle devint ma règle de vie ».
Alain Refalo
>> Son blog : https://alainrefalo.blog/2018/03/31/comment-martin-luther-king-a-decouvert-la-non-violence/