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L’impossible victoire militaire des Occidentaux en Aghanistan

Jean-Marie MULLER* - 29 août 2008

Publié par , le 29 août 2008.





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Rien n’est moins sûr. Quand tout a été dit, les Français peuvent-ils véritablement être fiers de la mort tragique de ces soldats ? Certainement ceux-ci ont-ils fait preuve de courage devant l’adversité meurtrière à laquelle ils ont dû faire face et il est juste que leur mémoire soit honorée. Certes, ils avaient choisi le métier des armes, mais ils n’ont pas choisi le destin qui leur a été imposé. Non, en définitive, les Français ne sauraient être fiers que ces jeunes hommes soient morts en victimes en perdant une bataille dans une guerre dont tout laisse penser qu’elle est également déjà perdue.

Comme s’il voulait conjurer le mauvais sort, Nicolas Sarkozy ne cesse de répéter : « Nous n’avons pas le droit de perdre ». Dans son discours du 3 avril à Bucarest, il avait été plus précis : « La France est présente aux côtés de ses amis et de ses Alliés jusqu’à la victoire. Je dis au président Karzaï, il peut compter sur nous jusqu’à la victoire. L’échec est parfaitement interdit. » En réalité, la coalition internationale se trouve dans l’impossibilité de gagner la guerre. Il suffit aux talibans de ne pas perdre pour prétendre avoir déjà gagné. Quant aux Occidentaux, il suffit qu’ils se trouvent dans l’impossibilité de vaincre pour avoir déjà perdu. Le Président français s’égare lorsqu’il croit pouvoir affirmer : « Nous faisons la guerre à une bande de terroristes [1] » Il s’abuse pareillement lorsqu’il qualifie les talibans d’une « clique lâche, moyenâgeuse [2] ». Si les talibans n’étaient qu’une « bande », comment se fait-il que la puissance de feu des quelque 70 000 hommes de l’armée de la coalition occidentale ne soit pas parvenue à la décimer après tant d’années de guerre ? Non, Monsieur le Président, les talibans ne sont pas une « bande ». Ils ne sont pas une « clique ». Ils sont des milliers d’hommes en armes convaincus qu’ils mènent le bon combat contre les forces étrangères qui occupent leur pays et que vous ne parviendrez pas à désarmer. N’attendez pas de leur part une quelconque reddition. Ils ne vivent pas dans les bois, mais contrôlent une grande partie du pays où ils trouvent de nombreuses complicités au sein de la population. Par ailleurs, on assiste à une internationalisation du conflit avec la venue de nombreux combattants étrangers. Les talibans bénéficient également de bases arrière au Pakistan dans les zones frontalières. L’échec est peut-être interdit, mais le fait est qu’il est déjà inscrit dans la réalité.

Surtout, présenter les talibans comme une bande de terroristes, une clique de barbares, c’est s’interdire de comprendre le terrorisme et donc de le combattre intelligemment. Le procédé est vieux comme le monde, mais il est toujours de mauvaise méthode de vouloir barbariser et déshumaniser l’adversaire. S’il s’agissait seulement de faire la guerre à une bande ou à une clique, le problème serait simple et sa solution aussi. Or, le fait est que l’un et l’autre sont compliqués. Très compliqués. Extrêmement compliqués. Il est particulièrement grave qu’un chef d’État s’enferme dans une vision aussi simplificatrice de la réalité qui ne rend compte de rien et qui n’explique rien. Combattre les terroristes ne peut pas signifier tuer les terroristes. Croire cela, comme nous y invitent les formules simplistes de Nicolas Sarkozy, c’est se refuser à penser le terrorisme. Le terrorisme est un phénomène infiniment complexe et il importe d’inventorier cette complexité. Pour éradiquer le terrorisme, c’est-à-dire pour le déraciner, il faut d’abord s’efforcer de comprendre quelles sont les racines historiques, sociologiques, idéologiques, religieuses et politiques qui l’alimentent. Il est remarquable que dans toutes les déclarations du Président de la République qui s’accumulent depuis la tragédie du 18 août, aucune analyse politique, aucune vision politique, aucun projet politique, aucune stratégie politique ne sont présentés. Il manie les grands mots, mais il n’énonce que des généralités plus creuses que profondes.

Combattre les terroristes ne peut pas signifier tuer les terroristes. Croire cela, comme nous y invitent les formules simplistes de Nicolas Sarkozy, c’est se refuser à penser le terrorisme. Lors d’une conférence de presse donnée le 28 août, le général Benoît Puga, sous-chef « opérations » à l’état-major des armées, a cru pouvoir affirmer, « n’en déplaise à certains tacticiens en herbe ou en chambre », que l’opération du 18 août « était réussie » et que « les talibans ont pris une sacrée raclée ». Il a précisé que sur la centaine d’insurgés impliqués dans l’embuscade, une quarantaine a été tuée et que les autres ont été mis « en fuite ». Mais que peut bien signifier ce communiqué de victoire ? Voudrait-il insinuer que quarante talibans tués contre seulement 10 français est un excellent résultat ? En quoi le meurtre de quarante talibans contribue-t-il à la construction de la paix ? Le général voudrait-il dire que la mission des soldats français en Afghanistan est de tuer le plus grand nombre de talibans ? De son côté, l’armée américaine a fait savoir que dans la semaine du 25 au 31 août, 220 avaient été tués lors d’une opération menée dans le sud de pays qui a duré quatre jours. La mission des soldats occidentaux serait-elle de tuer tous les Talibans ? Mais alors combien de temps devront-ils rester là-bas ? Car la tâche est gigantesque. En réalité, le cynisme de cette comptabilité des meurtres ne fait que montrer l’irresponsabilité de ceux qui veulent cette guerre.

L’une des tâches prioritaires affichées par la coalition occidentale est la formation d’une « armée gouvernementale afghane ». Il est dit et répété que la présence militaire étrangère n’a d’autre but que de pouvoir confier à cette armée la mission d’assurer la sécurité de tous les Afghans. Mais, en réalité, cette armée gouvernementale risque fort de n’être que l’instrument d’une guerre civile en Afghanistan.

Au demeurant, au moment même où Nicolas Sarkozy a décidé d’envoyer un nouveau contingent de 700 soldats français en Afghanistan en leur confiant des missions de guerre, tous les observateurs avertis reconnaissaient « l’enlisement »,
« l’embourbement » de l’action militaire de la coalition occidentale. Selon toute probabilité, la raison majeure du renforcement de la présence militaire française en Afghanistan est la volonté du Président de la République de repositionner la France vis-à-vis des États-Unis et de l’Otan. Il est signifiant que l’annonce de cette décision ait été faite le 26 mars devant le Parlement britannique, quelques jours avant la réunion du Conseil Otan-Russie qui s’est tenue à Bucarest le 3 avril et où le Président français voulait obtenir des Etats-Unis qu’ils apportent leur soutien au projet de Défense européenne. Ce que d’ailleurs il a obtenu. Ce rapprochement de la France avec les États-Unis proclamé haut et fort par Nicolas Sarkozy ne peut avoir que des conséquences négatives au sein du monde musulman où il est perçu comme un alignement de la politique française sur la politique américaine.

Il faut ici se souvenir que Nicolas Sarkozy, entre les deux tours de l’élection présidentielle, avait clairement laissé entendre qu’il souhaitait mettre un terme à la présence de soldats français en Afghanistan. Le 26 avril 2007, dans une interview à la télévision, il affirmait : « La présence à long terme des troupes françaises à cet endroit du monde ne me semble pas décisive. De toute manière, si vous regardez l’histoire du monde, aucune armée étrangère n’a réussi dans un pays qui n’est pas le sien. Aucune. (…) Quelle que soit l’époque, quel que soit le lieu. (…) Le Président de la République a pris la décision de rapatrier nos troupes spéciales et un certain nombre d’éléments. C’est une politique que je poursuivrai. » Ces propos sont parfaitement convaincants, mais un élu se souvient-il jamais des propos qu’il a eu l’imprudence de tenir lorsqu’il était candidat ? Et pourtant, Nicolas Sarkozy a cru pouvoir dire le 26 août à Castres : « Je ne suis pas un homme qui change de convictions au gré des changements d’humeur. »

Malheureusement, les propos déclamatoires et emphatiques de Nicolas Sarkozy qui exaltent la défense de « la liberté, des « droits de l’Homme » et particulièrement des « droits de la femme », de la « civilisation », de la « démocratie », des « valeurs de dignité humaine » et des « valeurs universelles », et le « combat juste » contre « la barbarie, l’obscurantisme et le terrorisme » constituent une rhétorique surannée qui ne fait que reproduire celle utilisée par George Bush et les dirigeants américains depuis le 11 septembre 2001 et qui a fait la preuve de sa vanité et de son inanité. Au demeurant, ces mêmes talibans barbares n’avaient-ils pas la sympathie des occidentaux lorsqu’ils luttaient contre l’invasion soviétique de leur pays dans les années 80 ?

Nicolas Sarkozy voudrait établir un bilan largement positif de l’action menée par les forces armées de la coalition occidentale. « C’est grâce à vous, a-t-il dit aux soldats présents à Kaboul, que des gens peuvent vivre normalement. » Mais qui peut croire que la vie est redevenue normale en Afghanistan depuis l’offensive occidentale d’octobre 2001 alors même que l’insécurité règne dans la plus grande partie du pays ? On ne combat pas le terrorisme avec des bombes. Dans la nuit du 21 au 22 août, quelques heures seulement après que Nicolas Sarkozy ait exalté le combat contre la barbarie mené en Afghanistan, 90 civils ont été tués par des bombardements de la coalition internationale. Dans un premier temps, la coalition a démenti avoir tué des civils et n’a fait état que de la mort de trente insurgés. Mais le 26 août, le représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU en Afghanistan publiait un communiqué dans lequel il affirmait : « L’enquête de la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) a trouvé des preuves convaincantes, fondées sur le témoignage de témoins visuels, et d’autres, que 90 civils ont été tués, dont 60 enfants, 15 femmes et 15 hommes, 15 autres villageois ont été blessés. » Plusieurs maisons ont été détruites. Déjà, en juillet, deux frappes aériennes avaient tué 64 civils. Pour l’année 2007, qui a été la plus sanglante depuis 2001, on compte plus de 6 000 morts, dont 1 000 membres des forces de sécurité afghanes et 200 soldats de la coalition [3].

Le 25 août, le gouvernement afghan a demandé qu’il soit mis un terme « aux frappes aériennes visant des cibles civiles, aux perquisitions et aux détentions illégales de citoyens afghans ». Il a rappelé qu’il « a discuté à de nombreuses reprises de ce sujet avec les forces internationales demandant l’arrêt des bombardements contre les villages afghans. Malheureusement, à ce jour, nos demandes n’ont pas été entendues, de plus en plus de civils perdent leur vie dans des frappes aériennes. »
Il faudrait tout de même que le Président de la République française se demande si la violence aveugle des bombardements meurtriers de la coalition occidentale est de nature à faire prévaloir les valeurs universelles de la civilisation sur les forces de la barbarie. Quel message l’Occident fait-il parvenir au peuple des humiliés en lançant ses bombes tueuses d’enfants sur les maisons afghanes ? N’y a-t-il pas là une certaine barbarie ?

Nicolas Sarkozy veut affirmer que combattre le terrorisme en Afghanistan, c’est protéger la France contre le terrorisme qui la menace chez elle. « Nos soldats, affirme-t-il, sont tombés pour protéger la France, pour protéger les Français de la menace directe du terrorisme, qui prend pour une large part sa source dans cette région du monde [4]. » Là encore, il est hautement probable qu’un tel raisonnement soit erroné. Les violences perpétrées en Afghanistan risquent au contraire de fertiliser le terreau dans lequel le terrorisme s’enracine. Elles risquent d’armer les sentiments, les pensées et les bras de ceux qui voudront venger chez nous les morts que nous aurons causées là-bas.

Ainsi, les dirigeants occidentaux feraient preuve d’une obstination irresponsable en voulant poursuivre une fuite en avant à la recherche d’une impossible victoire militaire. Bernard Kouchner dit forcément vrai lorsqu’il déclare le 26 août devant les commissions de la Défense et des Affaires étrangères du parlement que « la France doit s’attendre à essuyer encore des pertes en Afghanistan ». Et, pourtant, il n’existe aucune fatalité. Certes, les démocraties doivent se défendre contre le terrorisme. Mais la stratégie mise en œuvre jusqu’à présent par l’Alliance atlantique non seulement s’avère incapable de l’éradiquer, mais elle le nourrit. La solution de la crise afghane ne peut être que politique et elle ne peut être mise en œuvre que par les Afghans eux-mêmes. Dès lors qu’il est impensable d’éliminer les talibans, il faudra bien parler avec eux et inventer avec eux un compromis. J’entends bien que les réalistes vont se récrier d’indignation. Parler avec les terroristes, vous n’y pensez pas ! Eh bien si, précisément, il est urgent d’y penser. L’histoire nous montre que, toujours et partout, il faut un jour décider de parler aux terroristes. Au demeurant, il semble que les dirigeants afghans eux-mêmes y pensent et qu’ils ont déjà tenté certaines ouvertures politiques en direction des talibans. Il appartient à la diplomatie internationale décide enfin d’accompagner ces efforts. Tout en s’inscrivant dans une stratégie de retrait des forces étrangères, la communauté internationale doit aider les acteurs de la société civile afghane à la construction d’infrastructures sociales, économiques et administratives qui permettent de satisfaire les besoins vitaux de la population. Des ONG sont déjà à l’œuvre sur le terrain et font un travail remarquable dans le domaine de l’éducation, de la santé et du développement. C’est l’aide à ce travail qui doit être prioritaire. La tâche est gigantesque dans une société gangrenée par la corruption et où les pouvoirs locaux sont confisqués par des chefs tribaux et des chefs de guerre. La route vers la démocratie sera longue et, là aussi, l’enlisement est toujours possible, mais il n’y a pas d’autre voie.

« Je le dis avec force, déclare Nicolas Sarkozy à Castres le 26 août, en abandonnant le peuple afghan à ses malheurs et à ses bourreaux, en abandonnant nos alliés démocrates dans l’exercice de nos responsabilités internationales que nous confère notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, nous renoncerions d’une certaine façon à assurer la sécurité des Français et nous renoncerions au statut de grande puissance, avec nos droits et nos devoirs pour la paix du monde. » Ce ne sont là que des propos rodomonts. « C’est très beau la Paix, s’insurgeait Georges Bernanos, seulement les gens se demandent ce que vous allez mettre dedans. La guerre est beaucoup plus facile à remplir que la paix [5]. » Jusqu’à présent, en Afghanistan, les Occidentaux n’ont su que remplir la guerre, tandis que la paix reste désespérément vide. Le même Bernanos disait encore : « Pour être prêts à espérer en ce qui ne trompe pas, il faut d’abord désespérer de ce qui trompe [6]. » Pour pouvoir espérer dans la paix, il faudrait commencer par désespérer de la guerre.

* Écrivain, Jean-Marie Muller est le porte-parole national du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN : www.non-violence.fr). Dernier ouvrage paru : Dictionnaire de la non-violence (Éditions Le Relié Poche).


[1Intervention de Nicolas Sarkozy, Bucarest, 3 avril 2008

[2Allocution de Nicolas Sarkozy, Castres, 26 août 2008

[3Ces chiffres sont donnés par Laurent Zecchini, Le Monde, 21 septembre 2007

[4Discours de Nicolas Sarkozy devant la Conférence des ambassadeurs, Paris, 27 août 2008

[5Georges Bernanos, Les enfants humiliés, Paris, Gallimard, 1949, p.133

[6Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire ?, Paris, Gallimard, 1953, p.249