Lettre ouverte aux Soulèvements de la Terre sur la violence, la contre-violence et la non-violence
Une réponse argumentée d’Alain Refalo, porte-parole du MAN, aux allégations critiques sur la non-violence contenues dans le livre Premières Secousses, publié par les Soulèvements de la Terre au printemps 2024.
Publié le 10 avril 2025.

Alain Refalo, porte-parole du Mouvement pour une Alternative Non-violente, publie une Lettre ouverte aux Soulèvements de la Terre sur la question de la violence, la contre-violence et la non-violence.
Ce document important est une réponse argumentée aux allégations critiques sur la non-violence contenues dans le livre Premières Secousses, publié par les Soulèvements de la Terre au printemps 2024.
La Lettre ouverte aux Soulèvements de la Terre est aussi un appel au dialogue constructif afin de rendre nos luttes plus efficaces dans un monde dominé par l’ultra-violence des systèmes prédateurs.
Découvrez la lettre ci-dessous, aussi en version PDF ci-dessous :
J’ai lu attentivement votre ouvrage, Premières secousses, dans l’idée de mieux connaître les réflexions qui vous animent, tout particulièrement sur la violence, la contre-violence et la non-violence. C’est précisément sur cette question des moyens d’action, et plus précisément de leur efficacité que je vous interpelle aujourd’hui publiquement. Comme vous le savez, je ne suis pas « neutre ». Porte-parole du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN), je m’inscris dans le courant de la non-violence politique, un courant éthique, laïque et politique, qui a toujours été actif, depuis plusieurs décennies (50 ans) dans les luttes contre le militarisme, les oppressions et les dominations, les injustices économiques et sociales systémiques, pour la solidarité internationale, l’écologie et la paix.
Cette lettre se veut amicale. Dans la mesure où nous partageons les mêmes combats, je veux croire que nous serons capables de surmonter nos désaccords par un dialogue constructif dans l’objectif de rendre nos luttes plus efficaces. Toutefois, ce que vous lirez risque de vous déplaire. Et même de vous déplaire fortement. Mais c’est la règle du jeu. Dans sa controverse avec son ami Jean Cocteau, Jacques Maritain écrivait : « Notre affaire est de chercher le positif en toutes choses, d’user du vrai moins pour frapper que pour guérir. Il y a si peu d’amour dans le monde, les cœurs sont si froids, si gelés, même chez ceux qui ont raison, les seuls qui pourraient aider les autres. Il faut avoir l’esprit dur et le cœur doux. Sans compter les esprits mous au cœur sec, le monde n’est presque fait que d’esprits durs au cœur sec et de cœurs doux à l’esprit mou. » 1 (Jacques Maritain, Réponse à Jean Cocteau in : Œuvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain, Les Éditions St-Paul, Paris, 1985, t. III (1924-1929), p. 724.) Face à la tentation d’une certaine mollesse de l’esprit qui n’est que mensonge et illusion, je revendique une pensée dure et radicale qui, sans tomber dans les travers de l’idéologie et du dogmatisme, laisse la porte ouverte à un dialogue ouvert et positif.
Dans votre ouvrage, vous affirmez très clairement vouloir sortir du « moralisme de la non-violence » et de « l’idéologie de la non-violence ». Les termes choisis, et je suppose qu’ils ont été choisis après de nombreux débats en interne puisque votre ouvrage est collectif, posent déjà question. Je ne sais s’ils reflètent vraiment l’opinion de toutes celles et tous ceux qui se reconnaissent dans les Soulèvements de la Terre. Je regrette de vous dire d’emblée que les termes choisis pour (dis)qualifier la non-violence révèlent une méconnaissance profonde de ce qu’elle est ; je parle de la philosophie et de la stratégie de la non-violence. Assurément, ils visent à discréditer l’idée de non-violence par des formules toutes faites.
Si la non-violence n’était qu’une morale, nous serions d’accord pour dire qu’elle ne serait d’aucune utilité pour nos débats et nos combats. Car une morale qui n’invite pas à l’action et qui est donc sans prise sur les évènements, est une morale par essence irresponsable puisqu’elle prétend se situer hors des conflits de ce monde. Je ne sais où et quand vous avez rencontré des partisans d’une morale qui exclurait l’action, mais ce n’est certainement pas dans les organisations écologistes qui se réclament de la non-violence. Certes, la non-violence est bien un principe éthique, mais un principe organiquement relié à une stratégie d’action. « Il serait fallacieux de s’imaginer que seuls le recours à l’éthique et la persuasion parviendront à faire régner la justice, écrivait Martin Luther King au moment de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Non pas qu’il soit inutile d’en appeler à la morale, mais il faut, en même temps, prendre appui sur une force de contrainte réelle. » (Martin Luther King, Où allons-nous ?, Payot, 1968, p. 152-153.) Plus précisément, la non-violence a l’ambition de réconcilier l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité, alors que la culture dominante considère qu’il est impossible d’agir de façon responsable et efficace si l’on refuse par conviction la violence.
Mais il est possible que l’expression « moralisme de la non-violence » signifie encore autre chose. Selon vous, la non-violence serait moraliste dans le sens où ses partisans seraient enclins à donner des leçons de morale aux « autres », c’est-à-dire à celles et ceux qui n’ont pas fait le choix de la non-violence. La non-violence serait ainsi exclusive, excluante même, voulant imposer sa vision à tout le mouvement écologiste et plus largement et n’acceptant pas d’autres moyens d’action à ses côtés. Peut-être avez-vous rencontré des militants « donneurs de leçons », et peut-être même donneurs de leçons en non-violence ? C’est possible et c’est dommage. Je crois profondément qu’une véritable conviction en ce domaine, et je la revendique, doit être pondérée par une attitude constante d’humilité. Être humble ne signifie pas une moindre conviction, mais la conviction que les forces qui nous dominent et contre lesquelles nous luttons sont extrêmement puissantes et qu’elles ne s’écrouleront ni demain, ni après-demain. Précisément parce que les forces combatives de la non-violence en ce monde demeurent encore minoritaires.
Aussi, la non-violence ne saurait s’incarner dans une attitude hautaine qui mépriserait ses contradicteurs. Contrairement à ce que vous écrivez, les partisans de la non-violence ne cherchent pas à imposer leur point de vue. Comprenez qu’ils ont décidé d’agir selon la stratégie de l’action non-violente, parfois à rebours d’une certaine idéologie activiste dominante. De ce fait, ils s’organisent et mettent en œuvre toute une panoplie de moyens d’action qu’ils jugent plus efficaces sur le court terme comme sur le long terme. Que cette stratégie ne fasse pas l’unanimité est un fait, mais en aucun cas ils n’imposent leur stratégie à celles et ceux qui la refusent. Il serait contradictoire de se réclamer de la non-violence tout en ayant une attitude autoritaire, voire dominatrice. Un mouvement qui s’affiche « non-violent », c’est-à-dire qui revendique le choix éthique et stratégique de la lutte non-violente, doit agir dans la clarté et non pas dans l’ambiguïté. C’est pourquoi celles et ceux qui le rejoignent savent parfaitement où elles et ils mettent les pieds. Et elles et ils entendent être respecté.es pour cela, c’est-à-dire qu’on ne cherche pas à les embarquer dans une autre stratégie, à rebours de leurs convictions.
Dans les faits, ce sont les partisans de la violence à qui il arrive d’imposer aux partisans de la non-violence leur logique, leur mode de pensée, leur autoritarisme et leur moyens d’action. Ce sont bien les « violents » qui, dans une manifestation de masse qui est annoncée et organisée comme pacifique ou non-violente, s’immiscent et s’imposent en faisant dériver la manifestation en une manifestation violente, dévoyant ainsi les objectifs initiaux de la manifestation décidés collectivement en amont. Nous l’avons vu lors des manifestations du 1er mai à Paris, pendant la bataille contre la loi sur les retraites, et dans plusieurs manifestations climat. Il n’y a rien de plus anti-démocratique et de plus irresponsable que de profiter d’une manifestation non-violente qui rassemble du monde, dont souvent des enfants et des personnes âgées, pour venir à quelques dizaines ou centaines prendre part à des affrontements violents avec les forces de l’ordre.
Je m’interroge sur les leçons que vous avez tirées de la manifestation à Sainte-Soline en mars 2023 ? Plusieurs cortèges, familiaux, festifs, revendicatifs et un cortège composé de personnes recherchant l’affrontement physique avec les forces du désordre établi. Résultat, de nombreux manifestants pacifiques blessés, certains grièvement (et de façon intentionnelle par la police), des images de guerre qui ont effacé toutes les autres en direct sur les chaînes d’information continue, et surtout, les enjeux écologiques du rassemblement quasiment occulté tant la violence occupait tout l’espace médiatique. Alors je vous pose une question : n’est-il pas contradictoire de protester contre les violences disproportionnées des forces de police et de gendarmerie lorsque dans le même temps celles-ci trouvent leur justification dans l’emploi de la violence par des dizaines et des centaines de manifestants ? À ce petit jeu là, ne sommes-nous pas toujours perdants ? Les images diffusées en boucle par les médias dominants donnaient du crédit aux commentateurs qui estimaient que les violences avaient été provoquées par des petits groupes et que les forces de l’ordre n’avaient fait que « répliquer ». Ainsi, les « charges » sont inversées. La première des violences n’apparaît plus comme celle venant du pouvoir d’État, mais provenant des manifestants, alors que c’est souvent le contraire qui est vrai.
Ces violences ont été possibles par le fait que vous restez dans le flou et l’ambiguïté concernant les mots d’ordre et les objectifs de la manifestation. De plus, alors que les affrontements avaient commencé, n’aurait-il pas été plus judicieux que les autres cortèges modifient leur parcours afin de ne pas se retrouver dans le périmètre des affrontements et d’être pris en otage par la violence des forces de l’ordre et des manifestants ? Ce n’est pas qu’un détail. Si l’objectif était d’occuper, voire de détruire la mégabassine, il est assez évident que le déploiement colossal des forces militaro-policières ce jour-là, rendait cet objectif inaccessible. Si l’enjeu était d’attirer l’attention de l’opinion publique sur la nocivité de ces mégabassines, il convenait de rester centré sur ce message et de prendre ses distances avec la logique destructrice et nihiliste de groupes minoritaires qui ont contribué, avec les forces de répression, à transformer un rassemblement pacifique en théâtre de guerre. A la fin de la journée, il n’était donc plus question des mégabassines, mais de la violence dont les images spectaculaires tournaient en boucle.
Au nom d’une certaine vision de la « radicalité », les partisans de certaines formes d’actions violentes, tant dans leurs propos que dans leurs actes, estiment que l’affrontement physique avec les forces du désordre établi permet à la lutte de viser plus haut et plus fort. Vous-mêmes, dans votre ouvrage, après avoir mentionné votre fascination pour les Gilets jaunes et les émeutes urbaines, vous considérez que « la force d’une manifestation tient dans son caractère potentiellement débordant ». Vous revendiquez ainsi la « diversité des tactiques » d’action, y compris violentes, qui permet, selon vous, d’agréger des publics aux profils très différents, avec des cortèges diversifiés, certains festifs et d’autres préparés à « impacter l’adversaire ». Pourtant, il est assez évident que ce type de stratégie exclut un public, assez nombreux, qui ne souhaite pas se retrouver au milieu d’affrontements. En réalité, ce qui en résulte, ce n’est pas un adversaire « impacté », c’est un surcroît de répression et un affaiblissement de la lutte. N’est-ce pas ce que nous constatons ?
Il semble d’ailleurs que dans votre ouvrage, vous en convenez. Vous dites ne pas vouloir « fétichiser » la violence et la confrontation, que vous n’êtes pas animés « par la tentation de la lutte armée » et que vous avez été « profondément marqués par la violence policière extrême ». Soit. Mais le problème, c’est que vous le dites après avoir récusé les potentialités de la non-violence et de la désobéissance civile ; vous le dites après avoir laissé entendre que la lutte ne doit s’interdire aucun moyen de lutte, y compris violent. Votre erreur est de penser qu’en faisant l’option stratégique de la non-violence, vous vous priveriez de moyens d’action qui pourraient être pertinents à certains moments de la lutte. Or, c’est précisément le choix de l’action non-violente qui permet de multiplier les moyens d’action et de décupler les potentialités de la lutte pour « impacter » réellement l’adversaire. Dans les limites de cette lettre, je ne peux développer plus, il existe quantité d’ouvrages sur le sujet.
Dans Premières secousses, vous défendez la « diversité des tactiques » et je souhaite m’arrêter un instant sur ce point essentiel. Pour le dire en un mot, c’est un slogan sans consistance pour une raison bien simple : Pour que la « diversité des tactiques » existe et fonctionne, il faudrait que les partisans des tactiques violentes et ceux des tactiques non-violentes élaborent ensemble une stratégie globale et définissent ensuite des campagnes d’action communes incluant des méthodes d’action opposées, tant dans leur principe que dans leurs objectifs. Cela n’a jamais existé et n’existe pas. Cela ne peut pas exister car la question de la violence est une question existentielle, tant sur le plan éthique que politique et stratégique. On ne peut pas demander à des partisans de la non-violence qui ont fait le choix assumé de la rupture avec la violence et son monde, de s’associer avec celles et ceux qui n’ont pas fait ce choix et qui considèrent encore que certaines formes de violence sont légitimes.
Ce que vous entendez par « diversité des tactiques » n’est autre que l’imposition d’actions violentes au côté d’actions non-violentes. Il n’y a pas de stratégie, ni de tactique pensées en amont qui relève de la diversité des tactiques. Dans les faits, il y a juste des personnes qui prennent des initiatives, plus ou moins violentes, dans le cadre d’une manifestation dont l’objectif n’est pas clairement défini. A aucun moment, la question de la « complémentarité » tactique n’a été pensée. Et pour cause, il est impossible sur le terrain de faire co-exister des méthodes aussi dissemblables. Pendant ce temps, l’adversaire fait monter la tension en affirmant que la manifestation va attirer des « éléments violents », ce qui justifie un dispositif répressif conséquent. Le piège est déjà en place avant même que la manifestation ait commencée.
La « diversité des tactiques » peut d’autant moins exister que les questions d’organisation, de planification et de discipline sont des marqueurs essentiels de la stratégie de l’action non-violente. Or, ces trois marqueurs s’opposent frontalement avec ce que prônent les partisans de la diversité des tactiques, à savoir l’action spontanée, le choix dans l’instant de telle ou telle méthode d’action, la possibilité de prendre des initiatives non prévues, le recours à telle ou telle action en fonction des affinités des groupes participants. De toute façon, expliquent généralement les partisans de la diversité des tactiques, il est impossible de tout contrôler ; et à ce titre, il convient donc de ne pas être « rigide » sur les moyens d’action… Qui ne voit que ce type de raisonnement laisse le champ libre à la violence incontrôlée et donc à une impasse ?
Vous dites que la « diversité des tactiques » permet d’élargir la lutte à différentes composantes de l’activisme et d’être ainsi plus efficace. Séduisante au premier abord, et beaucoup semblent « séduits » par cette proposition, il faut bien admettre qu’elle ne tient pas la route. Lorsque dans un même espace coexistent des actions non-violentes et des actions violentes, ce sont les actions violentes qui imposent leur logique et qui dénaturent l’esprit, la stratégie et les tactiques de l’action non-violente. L’histoire le montre, l’irruption de moyens violents ne peut que venir contrarier la dynamique de la lutte non-violente. Lorsque le choix stratégique de la non-violence est décidé, tout l’enjeu est d’organiser la lutte dans la dynamique des moyens d’action non-violents. Ce qui signifie une intense préparation en amont. Ce qui signifie aussi que lorsque, inévitablement, la répression politique, policière et judiciaire s’abat sur le mouvement, il s’agit précisément de garder le cap de la non-violence afin d’absorber, de surmonter et de vaincre cette répression. Ainsi, vouloir concilier, au nom de la diversité des tactiques, des actions aussi contradictoires, c’est donner une prime à la violence. Plus que cela, c’est faire le jeu de l’adversaire qui ne peut que se réjouir de voir la division s’installer parmi les organisations et les manifestants. Dans les faits, les actions violentes contribuent à décourager les bonnes volontés, à réduire la participation aux actions programmées et au final à affaiblir le mouvement.
Quand bien même l’action ou la manifestation est essentiellement non-violente, il suffit d’une petite part d’action violente (objectivement violente, c’est-à-dire qui prend pour cible des personnes) pour que l’ensemble de l’action ou de la manifestation apparaisse dans les médias et aux yeux de l’opinion publique comme violente. Cette stratégie, au nom de la diversité des tactiques, est bien une stratégie autoritaire, tant par son mode d’action que par son irrespect des personnes et des organisations qui ont fait le choix assumé de la non-violence et qui n’ont pas consenti à l’expression de cette violence qui leur est imposée. Or, aucun moyen autoritaire ne devrait avoir sa place dans un combat pour une société sans domination. Une minorité ne peut s’arroger le droit d’imposer à la majorité ses choix, ses méthodes, ses valeurs, sans aucune discussion, sans communication publique, sans décision collective, sans respect des règles décidées en amont. Si vous êtes attachés aux principes et aux méthodes démocratiques (malgré leurs imperfections), comment comprendre un tel choix et ses conséquences autoritaires ?
Si, depuis longtemps, la majorité des mouvements écologistes, partout dans le monde, a fait le choix assumé de l’action non-violente et de la désobéissance civile, il convient de se demander quelles en sont les raisons fondamentales. Quels sont les faits, les débats, les arguments, les victoires et les défaites aussi, qui les ont amenés, au nom de l’efficacité, et non pas seulement de la morale, à faire le choix préférentiel de la non-violence, en pensée et en action ? En vous mettant à leur écoute, vous comprendriez que le choix de la lutte non-violente est un choix stratégique fondamental qui ne peut s’accommoder de moyens de luttes violents à ses côtés. Nous pourrions également convoquer les réflexions lumineuses et toujours pertinentes des penseurs de l’anarchisme et du socialisme qui, depuis très longtemps, ont affirmé que la violence révolutionnaire était une illusion qui dévoyait l’esprit de la révolution.
La prétendue complémentarité de la « diversité des tactiques » est un trompe-l’œil. En réalité, elle n’est défendue que par les tenants de la violence. L’existence de ce débat est d’ailleurs significative de la culture de la violence encore dominante dans les esprits, malheureusement aussi dans certains milieux activistes qui raisonnent avec des vieux concepts comme celui de « contre-violence ». Tant que la violence, ou la « contre violence », apparaîtra comme un moyen légitime de « riposte », elle continuera à fasciner les esprits hypnotisés par l’ivresse passagère qu’elle procure. Le vrai débat qui devrait occuper tous les citoyens qui souhaitent renforcer l’efficacité de la mobilisation dans les luttes, devrait porter sur la diversité des tactiques non-violentes, c’est-à-dire sur la planification et la combinaison des actions de persuasion, de non-coopération, de confrontation, d’intervention et de désobéissance civile. La panoplie des méthodes d’action non-violentes, au nombre de plusieurs centaines, offre une grande variété de tactiques non-violentes qu’il convient d’adapter au contexte de la lutte. Il s’agit ainsi de s’organiser afin de repousser à la marge les inévitables et temporaires irruptions de violence qui pourraient survenir et de les contenir pour qu’elles ne soient pas susceptibles d’altérer l’esprit et les objectifs du mouvement. Le réalisme politique nous invite à reconnaître que la non-violence ne peut pas être absolue, qu’elle est forcément relative, mais que c’est seulement dans la dynamique assumée de l’action non-violente que la violence peut être réduite à son strict minimum. Cela n’a rien à voir avec la « diversité des tactiques ».
Ce n’est pas à l’État, contrairement à ce que vous répétez souvent, de dicter les moyens de lutte à ceux qui luttent. La violence est le moyen spécifique d’existence de l’État. De ce fait, cela ne peut qu’entraîner la répression des mouvements contestataires, quels qu’ils soient, violents ou non-violents. L’État est dans sa logique. Il est donc curieux de prendre prétexte de la répression, il est vrai le plus souvent disproportionnée, pour affirmer que seule la violence est légitime face à l’État policier et militaire. Ce faisant, vous tombez dans le piège, et vous n’êtes pas les premiers, tendu par l’État. Quel est ce piège qui fonctionne toujours à merveille ? tout faire pour que la lutte bascule dans la violence, tout faire pour inciter les manifestants à commettre des actions de violence à l’encontre des forces de police. Car, à partir de ce moment-là, l’État a les mains libres, c’est-à-dire qu’il est à même de justifier, devant l’opinion publique, le recours à la violence de la répression, qu’il ne nomme d’ailleurs pas violence, mais « recours à la force », drôle d’euphémisme ! Sur ce terrain, l’État est toujours vainqueur. Celles et ceux qui avaient affirmé que la contre-violence était légitime ne peuvent alors que constater qu’ils ont perdu la bataille. Dans un mouvement radicalement non-violent, le choix de la stratégie et des moyens appartient à celles et ceux qui luttent. C’est pourquoi la répression doit être anticipée afin qu’elle ne soit pas un prétexte pour changer de stratégie.
Contrairement à ce que vous affirmez, la non-violence ne s’est jamais définie comme une « idéologie », c’est-à-dire un système d’idées constituant une dogme définitif et infaillible. Nous pourrions, sans difficulté, convenir que l’expression « idéologie de la non-violence » n’est en réalité qu’un oxymore. Par essence, l’idéologie, qu’elle soit religieuse ou politique, cherche à imposer ses dogmes et ses vérités en recourant le plus souvent aux pires moyens de la violence. « Toute idéologie se sert de la violence et justifie la violence qui la sert » (Jean-Marie Muller, Le courage de la non-violence, nouveau parcours philosophique, Ed. du Relié, 2001, p. 21.). Ainsi, parler d’idéologie de la non-violence, c’est commettre un contre-sens sur la non-violence, mais également sur la nature de l’idéologie. Comment la non-violence qui récuse le recours à la violence pourrait se penser comme une « idéologie » qui, par définition, cherche toujours à s’imposer par la violence ? De tout temps, la non-violence politique s’est présentée comme une philosophie et une stratégie, une philosophie qui implique une stratégie d’action et une stratégie qui s’inspire d’une éthique politique.
La « contre-violence » que vous revendiquez, n’est pas le contraire de la violence, elle est une autre violence. Une violence, certes en réponse à une violence structurelle et systémique, mais surtout une violence qui alimente la spirale des violences. Bien évidemment, nous ne mettons pas sur le même plan toutes les violences. La riposte violente face à une violence d’injustice, même si nous ne la soutenons pas, nous pouvons la comprendre et l’expliquer. Elle peut parfois s’avérer nécessaire, mais cela ne légitime pas pour autant la violence en toutes circonstances, car on ne saurait légitimer des moyens injustes qui blessent, meurtrissent et parfois tuent. Et si je prends le temps d’écrire cette lettre ouverte, c’est que je sais trop bien dans quelle impasse nous mènera la logique de la contre-violence. Celle-ci en définitive fait partie de la culture de la violence dominante qui considère que pour résister à une violence d’oppression, une violence systémique, seule la contre-violence est possible, nécessaire et légitime. Si elle est préférable à la passivité, à la lâcheté et à la soumission, il n’en reste pas moins que la contre-violence est une erreur politique et stratégique qui se trompe d’objectif. Et de moyens.
La violence peut apparaître comme une force de libération, mais dans les faits elle est une force de régression. La violence n’est pas une stratégie pour le changement, car elle fait partie du système dominant et ne peut que le renforcer. Toute concession à la violence est une défaite de la pensée et de l’action, plus que cela, une défaite annoncée d’un projet de société libéré des forces de domination, d’oppression et de violence. C’est pourquoi la question du rapport entre la fin et les moyens est une question centrale. C’est bien sûr une question éthique, mais c’est aussi et surtout une question stratégique et politique. L’histoire abonde en exemples de fins dévoyées par l’utilisation de moyens qui ne respectent pas la dignité humaine, de justes fins trahies par des moyens injustes. Les moyens de la violence ne peuvent qu’engendrer des systèmes, étatiques ou organisationnels, de violence et de domination où les droits de la personne humaine seront bafoués. Nous avons appris que légitimer des moyens de violence, voire des moyens meurtriers, au nom de la fin, aussi noble et juste soit-elle, constitue une erreur tragique, une trahison inéluctable de la fin.
Les moyens sont le commencement de la fin, ils sont une fin en devenir. Les moyens de la non-violence, eux, sont parfaitement en accord avec l’idéal d’une société sans dominations, juste, solidaire et fraternelle. Tout l’enjeu est de concilier la révolte éthique initiale avec l’usage de moyens dignes qui portent en eux-mêmes la fin désirée. Et si la fin est déjà dans les moyens, il nous revient de rechercher des moyens d’action les plus cohérents avec la fin recherchée. Cette cohérence est la garantie d’une plus grande efficacité sur le court et le long terme. Ainsi, la non-violence, qui peut sembler de prime abord impossible ou inefficace, s’avère en réalité le moyen le plus sûr pour atteindre directement l’objectif visé.
Si l’idéal peut nous paraître inaccessible et lointain, il reste que les moyens sont bien de notre responsabilité et de notre choix. Ils sont à notre portée. Ils nous appartiennent, ici et maintenant. Il n’est pas dit que la lutte non-violente sera toujours victorieuse. Qui peut le prédire ? Mais du moins, nous aurons mis tous les atouts de notre côté pour la rendre possiblement victorieuse. Et de fait, le recours aux moyens non-violents est déjà une forme de victoire sur la culture, la nécessité et la fatalité de la violence. La lutte qui consent aux moyens de la violence avoue d’emblée sa faiblesse et non sa force. Tout comme le pouvoir d’État qui recourt à la violence montre, non sa force, mais sa faiblesse. Le véritable pouvoir, disait Hannah Arendt, procède, non des instruments de la violence, mais de la mobilisation sans violence du peuple qui constitue selon elle une force autrement plus puissante et plus irrésistible que la force instrumentale des États.
Parler du « moralisme de la non-violence » et de « l’idéologie de la non-violence », c’est utiliser les arguments fallacieux de nos adversaires qui, depuis toujours, cherchent à introduire de la confusion dans les esprits sur la véritable signification de la non-violence, précisément parce qu’elle leur fait peur. Tous les pouvoirs d’État et tous les médias de masse qui les servent, tout comme leurs alliés objectifs partisans de la contre-violence, n’ont de cesse de fustiger la non-violence, considérant soit qu’elle est l’apanage des âmes sensibles qui refusent la confrontation, soit qu’elle est un dogme dangereux qui fuit les réalités de notre temps et qui laisse le champ libre aux forces de la violence. Pour les premiers, seule la violence est capable d’efficacité dans la mise en œuvre de la politique, pour les seconds seule la contre-violence est à même de se hisser à la hauteur de la violence du pouvoir d’État. Les uns et les autres alimentent en réalité la culture de la violence fondée sur les justifications mensongères de la violence et qui, de tout temps, ont généré les pires horreurs dans l’histoire.
Dans votre effort pour vous démarquer de la non-violence, que vous considérez comme une forme de résistance molle, en opposition avec ce que vous considérez comme la vraie radicalité, vous n’hésitez pas à asséner des contre-vérités assez stupéfiantes et pour ainsi dire assez malveillantes sur la non-violence en la caricaturant à l’extrême. L’objet de cette lettre est aussi de déconstruire quelques-unes de ces affirmations péremptoires ainsi que les représentations erronées que vous véhiculez sur la non-violence. Je laisse de côté les expressions les plus outrancières, notamment celles de la page 135, qui sont des attaques frontales absurdes déjà diffusées par Peter Gederloos dont vous vous inspirez.
Dans Premières secousses, vous écrivez que « la tactique de la désobéissance civile repose sur la mise à distance de toute forme de confrontation » Voici une affirmation bien curieuse qui dénote d’emblée une méconnaissance totale de l’histoire des luttes non-violentes, c’est à dire des luttes qui ont fait le choix stratégique de l’action non-violente pour combattre des oppressions et des injustices. Si la confrontation, c’est l’affrontement physique et violent avec les forces de l’ordre, il est évident que la non-violence ne se situe pas sur ce registre-là. Si la confrontation, c’est prendre des risques face aux forces de répression, en manifestant, en occupant, en bloquant, en désobéissant publiquement, alors les méthodes de la non-violence comprennent effectivement des actions de confrontation, mais en refusant d’aller sur le terrain où le pouvoir d’État est le plus fort.
L’expérience de la lutte des dissidents en Europe de l’Est sous le joug soviétique est riche d’enseignements sur la question de la confrontation. En septembre 1976, la création du Comité de défense des ouvriers (KOR) en Pologne va permettre d’expérimenter une stratégie consistant à éviter toute lutte frontale contre l’État et ses forces policières. Sur ce terrain, l’action violente et/ou armée des citoyens n’aurait provoqué qu’un surcroît de répression de la part du pouvoir établi qui avait le monopole des instruments de violence et qui était donc en mesure de briser tout mouvement de révolte. En se situant sur le terrain de l’affrontement violent, les citoyens ne pouvaient que subir des défaites répétées. Il s’agissait donc pour les créateurs du KOR d’organiser la société civile afin de créer la solidarité et de construire le pouvoir des citoyens. Reprise ensuite par le syndicat Solidarnosc, cette lutte non-violente s’incarnera dans la grande grève des ouvriers des chantiers navals de Gdansk qui aboutira à la reconnaissance de ce syndicat jusqu’alors interdit. Après le coup d’État du général Jaruzelski qui prétendait rétablir l’ordre communiste, la résistance civile non-violente ne sera jamais brisée par l’armée polonaise, malgré la répression. En 1989, le gouvernement du général Jaruzelski devra s’effacer pour laisser la place à un gouvernement démocratiquement élu. Ces événements que l’on pensait impossibles étaient annonciateurs de la révolution antitotalitaire qui surviendra à la fin de l’année 1989 en Europe de l’Est. La leçon de cette histoire est que face à un gouvernement ultra-violent et répressif (le notre l’est, n’est-ce pas ?), il convient d’imaginer des stratégies indirectes de mobilisation qui sortent du face à face, afin de construire des contre-pouvoirs, des actions et des mobilisations qui iront grandissants et contre lesquels la répression ne pourra rien.
Votre vision de la « confrontation » avec les forces du désordre établi est une vision assez archaïque de la confrontation. Sans trop la caricaturer, on peut dire qu’elle se résume à un affrontement de type masculiniste et viriliste durant lequel il s’agit de porter des coups (physiques) à l’adversaire afin de tenter de le faire reculer. Toute confrontation est certes un face à face. Et de tout temps, ce face à face a été pensé comme une lutte entre deux adversaires qui cherchent à dominer l’autre, à l’affaiblir puis à l’écraser. En vous situant dans cette logique-là de confrontation physique, ne dévoyez-vous pas la véritable signification du combat écologiste et nos propres valeurs ? Vous vous inscrivez, ne vous en déplaise, dans des logiques autoritaires de domination par la violence. Outre que vous oubliez que le pouvoir d’État aura toujours des moyens de confrontation physique et violente supérieurs aux nôtres et que donc notre capacité de violence sera toujours inférieure à la sienne, vous donnez à la lutte une direction et une orientation qui mènent la cause défendue à une impasse stratégique et politique.
Vous écrivez que « animée par l’espoir d’un changement démocratique, la non-violence traduit une volonté de maintenir le dialogue avec les institutions et cultiver une certaine respectabilité au sein de l’opinion publique ». On retrouve ici plusieurs poncifs sur la non-violence. La non-violence privilégierait le dialogue à l’action en espérant convaincre ses interlocuteurs institutionnels. Rien n’est plus faux. Ce qui caractérise une situation d’injustice, quelle qu’elle soit, c’est précisément l’impossibilité du dialogue rationnel pour tenter de convaincre les responsables de l’injustice de faire machine arrière et de faire droit aux victimes de l’injustice. L’histoire des luttes pour la justice montre qu’il est vain d’espérer une quelconque mansuétude de la part des oppresseurs lorsque les opprimés réclament justice. D’où l’importance de construire une stratégie pour contraindre l’adversaire à renoncer à cette injustice. Si dialogue il y a, ce n’est qu’à la fin du processus de lutte pour éventuellement acter un compromis.
Vous reprochez à la non-violence de vouloir « cultiver une certaine respectabilité auprès de l’opinion publique ». Voilà encore une phrase bien curieuse. Est-ce que la lutte des Soulèvements de la Terre ne cherche pas le soutien de l’opinion publique ? Le mouvement ne s’efforce-t-il pas de la convaincre que sa lutte est respectable et donc digne d’être encouragée et soutenue ? Je ne connais pas de lutte dans un passé récent ou lointain qui ait pu vaincre en s’étant mis à dos l’opinion publique. Ce qui est sûr, c’est que l’action non-violente cherche à convaincre le plus grand nombre de soutenir et de défendre la cause, car elle constitue une force de pression indispensable sur le pouvoir politique. Vous conviendrez aisément qu’imaginer qu’un mouvement puisse gagner sans le soutien de l’opinion relève de la naïveté. Ce qui est assez évident, par contre, c’est que la lutte qui consent aux moyens de la violence, risque fort de s’aliéner une bonne partie des citoyens, y compris ceux qui sont sensibles et favorables à la cause.
Vous écrivez que « la non-violence cultive une méfiance quant à la possibilité d’aboutir à des changements structurels par la manière forte ». Que veut dire la « manière forte » ? Si dans l’esprit des Soulèvements de la terre, la manière forte, c’est la manière violente, il y a méprise sur la notion de force. Considérer que la véritable force ne peut qu’être violente, c’est rejoindre ce que véhicule depuis toujours l’idéologie dominante. Pour cette dernière, la violence est la seule force que nous ayons à notre disposition pour agir efficacement. « Si nous désignons par force le pouvoir qui humilie, opprime, meurtrit et tue, souligne avec justesse Jean-Marie Muller, nous n’aurons plus de mot pour désigner la force qui n’humilie pas, n’opprime pas, ne meurtrit pas, ne tue pas » (Jean-Marie Muller, Dictionnaire de la non-violence, Le Relié, 2005, p. 146). Dans cette perspective, la violence est une forme de force parmi d’autres. Elle est l’expression d’une force destructrice et meurtrière qui éloigne le conflit de son objet, alors que la non-violence est une force active et constructive qui recentre le conflit sur son objet, tout en organisant une action qui vise à agir à la source du conflit et qui met en place d’autres modes de résolution des conflits (qui sortent de la logique « gagnant-perdant »).
Ainsi, la non-violence n’est pas seulement une « force d’âme », mais une force d’action politique qui met en œuvre un arsenal de méthodes de lutte qui s’inscrivent dans une stratégie élaborée, planifiée et mise en œuvre dans le but de priver l’adversaire des ressorts qui fondent son pouvoir. La « manière forte » que vous revendiquez n’est autre que la violence et la contre-violence qui, toujours, confortent les pouvoirs établis. C’est pourquoi il est essentiel de distinguer la force de la violence et de rechercher des moyens de force explicitement non-violents qui permettront d’établir de véritables rapports de force.
Savez-vous qu’en Allemagne le mot le plus courant aujourd’hui pour « non-violence » est « gewaltfreiheit » ? Dans une traduction littérale, ce mot peut se traduire par « libre de violence ». Il évoque l’idée de décider de façon consciente de ne pas utiliser la violence, quand bien même nous en avons la possibilité. Le terme « Gewaltfreiheit » signifie ainsi se délivrer de la violence, considérée davantage comme un handicap que comme une force. Celui qui use de gewaltfreiheit augmente ainsi sa capacité d’agir en se libérant de la violence. Il me semble particulièrement pertinent d’associer la violence à un « handicap », dans le sens où ses protagonistes se privent volontairement de possibilités d’action altérant ainsi leur efficacité. Le jour où nous considérerons ensemble que la violence est un handicap pour nos luttes, nous aurons compris que seule la stratégie de l’action non-violente, clairement assumée et mise en œuvre de manière radicale, est à même de libérer des potentialités collectives insoupçonnées.
Vous écrivez que « la non-violence se présente comme un choix pragmatique pour esquiver la répression et aboutir à de meilleurs résultats ». Si la non-violence est pragmatique, c’est d’abord en mettant en place une stratégie adaptée, avec des campagnes d’action aux objectifs clairs, précis, limités et atteignables. Cela nécessite une évaluation des forces et des faiblesses de l’adversaire, mais aussi du mouvement. Le pragmatisme de la non-violence tient compte des réalités objectives. Qui pourrait être contre ? Mais contrairement à ce que vous affirmez, il ne s’agit pas d’être pragmatique dans le but d’esquiver la répression, mais dans le but d’être efficace.
L’idéologie de la violence, elle, ne s’encombre pas de ces considérations. Dans sa vision primaire des conflits, elle met en œuvre des moyens mimétiques de ripostes et de contre-violences, permettant à l’adversaire de surenchérir dans l’utilisation des moyens violents. Ce mimétisme réciproque engendre une spirale sans fin des violences. Si la destruction (illusoire) de l’autre est l’objectif de la violence mimétique, la non-violence, elle, met en œuvre des moyens d’action anti-mimétiques afin de surprendre l’adversaire et de l’amener sur un terrain où sa capacité de résistance sera diminuée.
C’est en sens, contrairement à ce que vous affirmez, que la non-violence est réaliste. Vous répétez ce que l’on entend trop souvent, à savoir que la non-violence est déliée de la réalité. Pensez-vous sérieusement que la violence est réaliste ? N’est-ce pas la violence qui est utopique, tant il existe un fossé entre les intentions qu’elle affiche et les résultats réels dont elle peut se prévaloir ? Il faut croire que l’ivresse que procure la violence rend aveugle et sourd, au point d’oublier tous les nombreux échecs de la violence dans l’histoire. J’ose écrire que chaque génération refait malheureusement l’expérience de la violence, dans l’ignorance de ses conséquences, de ses mensonges, de ses échecs, de ses trahisons et de ses tragédies. Et dans l’ignorance des témoignages de toutes celles et tous ceux qui, après avoir expérimenté la violence dans des combats politiques et sociaux, ont fini par convenir qu’elle était une impasse, qui en sont revenus et qui, même parfois, sont devenus des militants actifs de la non-violence.
Le réalisme de la non-violence ne peut se comprendre qu’au prix d’un travail de déconstruction des représentations positives de la violence. Tant que la violence demeure la ligne directrice pour faire face à la violence des situations d’injustice, tout comme à celle des femmes et des hommes déraisonnables, la non-violence ne peut apparaître que comme un vœu pieu, un rêve sympathique ou une idée hors du temps. Le réalisme consiste à prendre en compte le réel pour s’efforcer d’avancer vers l’idéal. Il s’agit bien de partir des violences existantes pour tenter de les juguler, de les diminuer et autant que possible de les faire disparaître. La non-violence est réaliste dans le sens où elle cherche à ne pas alimenter la spirale des violences, dans le sens où elle s’efforce de tarir les sources du pouvoir oppressif, dans le sens où elle travaille à dénouer les nœuds du conflit, dans le sens où elle met en place des dispositifs anti-mimétiques de régulation des conflits.
Dire que la non-violence cherche à « esquiver la répression », c’est méconnaître les situations historiques, où malgré un contexte de forte répression, et même de barbarie, la non-violence a obtenu des résultats impressionnants. La résistance civile a vaincu des dictatures qui n’hésitaient pas à tirer et à tuer des manifestants. Malgré cette répression, il est arrivé que le peuple opprimé maintienne le cap de la non-violence, non par moralisme, non par « spiritualisme », non par « idéologie », mais par conviction. La conviction que le recours à la violence aurait entraîné un bain de sang et aurait fini par écraser définitivement la lutte. La conviction que seule la non-violence pouvait vaincre la dictature en sapant les bases idéologiques, économiques et politiques de son pouvoir. La répression policière ou/et militaire étant inévitable, la question n’est pas de l’esquiver, mais de l’anticiper, de la surmonter et de la retourner contre l’adversaire. Comme le soulignait Gandhi, c’est à partir du moment où le mouvement non-violent survit à la répression, « modérée ou cruelle », qu’il est proche de la victoire.
J’en viens à la question cruciale de la « radicalité ». C’est un lieu commun d’entendre que le recours à la violence dans les luttes exprime une forme de radicalité. Les médias ne cessent de discourir sur la « radicalisation » de certains mouvements parce qu’ils franchiraient la ligne rouge de la violence. Bien souvent, d’ailleurs, nous conviendrons que cette « radicalité » concerne surtout le discours construit avec des mots et des formules chocs, qui relèvent davantage de la posture que d’une volonté d’agir de façon réellement violente. Rien n’est plus faux que d’associer la violence à la radicalité. Si la violence était radicale, elle toucherait à la racine des conflits. Elle agirait sur leurs causes afin de les supprimer. Or, elle n’agit qu’à la surface. En s’attaquant aux personnes qui représentent les institutions responsables de l’injustice, la violence exprime une colère et une rage, certes légitimes, mais totalement vaines et inefficaces. Elle s’en prend aux symboles du capitalisme et de l’ordre policier, sans jamais remettre en cause les fondements de ces systèmes injustes et autoritaires. Si ce n’est par des paroles vindicatives et agressives qui n’ont aucun effet sauf celui de donner des arguments aux responsables de ces systèmes pour réprimer davantage la contestation. En réalité, la violence est essentiellement un mode d’expression, ce n’est pas un mode d’action politique.
La non-violence, elle, s’attaque directement à la racine des injustices. Elle cherche à tarir les sources du pouvoir adverse. Cela signifie qu’elle identifie les forces et les faiblesses de l’adversaire afin de déterminer les stratégies les plus pertinentes pour l’affaiblir. La résistance non-violente cherche à augmenter son propre pouvoir d’action tout en s’efforçant de diminuer celui de l’adversaire. Les actions de non-coopération et de désobéissance civile visent précisément à priver l’adversaire du consentement de la majorité, complicité qui fonde son pouvoir. Ce faisant, la non-violence agit sur le terrain politique, ce que la violence est incapable de faire. Il s’agit bien d’exercer, par la mobilisation de masse, une contrainte telle qu’elle oblige le pouvoir à céder ou à se désintégrer.
Face à cette menace, le pouvoir cherchera presque toujours à l’éteindre par les moyens de la répression. Son objectif, dans un premier temps, est de faire basculer le mouvement non-violent dans la violence, là où il a tout le loisir de pouvoir justifier sa violence de répression. La violence est donc toujours un piège tendu par l’État pour discréditer un mouvement de masse et légitimer la répression. Cette violence, parfois provoquée de l’intérieur par des agents provocateurs infiltrés, a également pour objectif de créer de la division pour mieux briser la dynamique de l’action non-violente. La radicalité de la non-violence est précisément de maintenir le cap de la non-violence, malgré la répression. Le mouvement non-violent doit rester maître de ses décisions et de ses actions quand bien même l’État voudrait lui imposer d’autres façons d’agir. Ne l’oublions pas, il s’agit de gagner et de garder le soutien de l’opinion publique qui peut exercer une très forte pression politique sur le pouvoir. C’est pourquoi si le mouvement garde sa ligne non-violente, la violence de l’État apparaîtra de façon encore plus flagrante et il sera affaibli. Ainsi, la répression doit être anticipée pour permettre de mieux la juguler et la vaincre.
La radicalité de la non-violence s’affirme également par un engagement qui cherche à être à l’image de la société juste, solidaire et fraternelle à venir. Dans cette société, les rapports de domination-soumission sont exclus car ils sont au fondement de la violence systémique. Comme l’affirme Jeanne Burgart Goutal, autrice du livre Être écoféministe – théories et pratiques, « être non-violent, ce n’est pas seulement s’abstenir des formes les plus brutales d’agression à l’égard des êtres vulnérables, c’est se désengager de tout rapport de domination, même le plus subtil, le plus insidieux, le plus masqué ». Il s’agit pour chacun.e de s’efforcer d’incarner, dans sa vie comme dans ses luttes, l’absence de volonté de domination envers les autres. Par la pensée, par la parole, par les actes. C’est une expérience radicale qui se conjugue, sans se payer de mots, avec un engagement dans l’action non-violente radicale.
Dans la panoplie des moyens d’actions non-violents qui relèvent de la désobéissance civile, se trouvent les actions de sabotage que vous appelez « désarmement ». Très souvent, vous soulignez que ces actions de désarmement exprime une radicalité qui permet de la démarquer de la non-violence. Vous faites erreur ! Lorsque le gouvernement français a tenté de dissoudre votre mouvement, il a cité en référence l’ouvrage du militant suédois Andreas Malm, Comment saboter un pipeline ? Pourtant, une lecture attentive de ce texte montre qu’à aucun moment l’auteur ne légitime le recours à la violence contre les personnes. Par un abus de langage, l’auteur qualifie de « violence » les actions de sabotage, alors que dans le même temps il plaide pour que ces actions ne portent pas atteinte à l’intégrité physique des personnes. « Tant qu’il n’y a pas de sang versé, écrit-il, c’est dans cette palette (dégradations et destructions de biens) qu’il faut choisir . » (Andréas Malm, Comment saboter un pipeline ?, La Fabrique, 2020, p. 137.) En réalité, Malm, voulant se démarquer de la non-violence (plus exactement de la vision molle et fausse qu’il a de la non-violence), cherche à réhabiliter des formes d’action plus radicales, mais qui en réalité relèvent du sabotage non-violent. Nous ne pouvons qu’acquiescer à ses propos lorsqu’il affirme que « les destructions de biens ne doivent pas nécessairement prendre la forme d’explosions, de jets de projectiles ou d’accès pyromanes », qu’elles « peuvent être réalisées sans colonne de fumée » et que « le sabotage peut se pratiquer doucement, délicatement même » (Voir le dossier de la revue Alternatives Non-Violentes, Le sabotage en débat, n° 211, juin 2024.)…
De même, et sur ce point nous serons en accord, lorsque vous soulignez que les actions ponctuelles de désarmement risquent de ne pas suffire et que vous soutenez le « démantèlement » d’infrastructures de la filière béton et du complexe agro-industriel, j’estime que cette démarche peut tout à faire s’inscrire dans celle de la non-violence radicale, de la désobéissance civile et de l’intervention directe non-violente. Car il ne s’agit ni plus ni moins que de s’attaquer à la racine du problème, ce qui est l’ambition de la non-violence bien comprise. Il s’agit bien d’empêcher le fonctionnement de ces infrastructures parce qu’elles sont profondément nocives pour le vivant.
La limite entre violence et non-violence se situe entre l’atteinte aux personnes et l’atteinte aux biens, ce que vos avocats ont d’ailleurs défendu durant l’affaire de la dissolution. « On ne peut pas faire preuve de cruauté à l’égard d’une voiture ni la faire pleurer », souligne justement Malm avec humour. Tout sabotage qui ne prend pas la précaution d’éviter l’atteinte à la vie des personnes est un sabotage criminel. Pour autant, cela n’empêchera pas les pouvoirs économiques et politiques de qualifier de « violente » une action de sabotage non-violent. Toute action de désobéissance civile ou de sabotage non-violent étant par nature un défi insupportable pour l’autorité, celle-ci n’aura de cesse de la dénoncer en soulignant son caractère « délinquant » et « violent », voire « terroriste ». L’État est dans son rôle, à nous de jouer plus finement, au-delà des abus de langage.
La violence est toujours du côté du pouvoir et des structures économiques oppressives : celles-ci soutiennent la croissance infinie et se soucient peu du vivant, végétaux, animaux et humains qui souffrent de leurs décisions irresponsables. C’est pourquoi, pour résister efficacement à la violence économique, le plus souvent soutenue par la violence étatique, une action radicale s’impose, c’est-à-dire une action qui touche à la racine de leurs structures et à la source de leur pouvoir. La lutte par la violence renforce le système dominant, favorable à la croissance économique à tout prix. C’est pourquoi l’axiome de base : « On ne peut plus croître de manière infinie dans un monde fini » doit être complété par l’axiome suivant : « On ne peut plus être violent dans un monde ultra-violent. » Car faire le choix de la violence, c’est renforcer le système répressif et oppressif de l’État et c’est enfermer notre avenir dans la violence destructrice, là où il y a urgence à l’en délivrer.
Il semble que votre livre de référence soit le fameux ouvrage de l’anarchiste Peter Gederloos, dont le titre Comment la non-violence protège l’État, outre son intention provocatrice, révèle une méconnaissance abyssale de la non-violence et des luttes non-violentes, mais surtout une malveillance outrancière à leur encontre. D’autres que moi l’ont déjà souligné (Collectif, Une critique anarchiste de la justification de la violence, Atelier de Création Libertaire, 2019.), notamment dans les milieux anarchistes, cet ouvrage à charge contre la non-violence comporte un si grand nombre d’erreurs factuelles historiques, d’analyses tronquées, de mensonges hallucinants et de commentaires anecdotiques voulant prétendre à la généralisation, qu’il se discrédite lui-même. Quand on veut « attaquer » la non-violence, c’est-à-dire la délégitimer et la discréditer, il faut s’en tenir aux faits, rien qu’aux faits. Et je dois vous dire que sur ce terrain-là, c’est-à-dire sur le terrain de la critique scientifique et « objective » de la non-violence, les ouvrages sérieux, dans le monde, se limitent aux doigts d’une seule main. Je vous le concède, je m’avance un peu, car en vérité, je n’en connais aucun ! Cependant, je vous mets au défi de me citer une seule étude, de caractère universitaire ou même militante (je ne fais pas de hiérarchie entre les deux), qui ait réussi à montrer de manière irréfutable l’inefficacité de la non-violence et des luttes non-violentes. Par contre, sur les impasses, les trahisons et au final l’inefficacité de la violence, de la lutte armée ou de la guérilla, les travaux sont pléthores, argumentés, chiffrés et sourcés.
Je veux croire que sur toutes les questions évoquées dans cette lettre le dialogue sera malgré tout possible ; et s’il est possible, il est urgent de l’entreprendre avec tous les partenaires qui luttent, comme vous et nous, pour la transformation écologique et sociale de la société. La force de votre mouvement demeure un atout indéniable pour construire de puissantes mobilisations et initier de véritables transformations sociétales au service d’une société plus juste, plus écologique et plus solidaire. Cependant, pour que le potentiel de cette force soit réellement efficace et que celle-ci soit en mesure de structurer des rapports de force favorables, il convient de s’interroger sérieusement sur les meilleurs moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs.
Mais si vous estimez que certains échecs du passé ne nécessitent pas d’en tirer les leçons, tant sur un plan stratégique que tactique, si vous considérez que la violence est parfois légitime et peut se conjuguer avec une action dite « radicale », je crains fort que l’histoire ne bégaye. Les forces du pouvoir et de l’argent, les multinationales et les entreprises de destruction du vivant pourront se frotter les mains et continuer leur œuvre prédatrice, sans obstacle majeur. Et vous aurez l’immense responsabilité d’une colossale désillusion collective et de lendemains qui déchantent. Il appartiendra alors aux partisans de la non-violence de continuer à s’organiser pour construire un autre récit de luttes afin que les forces prédatrices que nous combattons n’aient pas le dernier mot de l’histoire.
Mars 2025