Témoignage d’une médiation nomade à Lyon
Article de l’Âge de Fer par Fabien Ginisty
Publié le 1er octobre 2021.
La camionnette du Mouvement pour une alternative non-violente (Man) est garée au milieu de la petite esplanade de bitume, entre le gazon synthétique du city stade et celui de l’aire de jeux pour enfants. À côté du véhicule, Serge et les autres bénévoles ont disposé tables, chaises, et proposent du thé à la menthe et de l’eau. Il fait chaud en ce début de soirée estivale. Des joueurs de foot, parmi lesquels Zubair, 18 ans, viennent se désaltérer. Un petit groupe d’adultes s’est formé. Mères, bénévoles et footballeurs discutent en gardant un oeil sur les enfants, aux guidons des trottinettes. Il y a aussi quelques jeunes ados, restés debout.
Entre eux, le ton monte subitement :
– « Je m’en bats les couilles.
– Tu parles pas comme ça devant les mamans !
– Je parle comme je veux, ferme ta gueule ! »
Les deux collégiens s’empoignent sans crier gare. Serge et Zubair interviennent pour les séparer. Les ados s’éloignent, la tension redescend aussi vite qu’elle est montée. Peu à peu, les discussions et le ballet des trottinettes reprennent. Zubair se rassoit, se sert un verre d’eau, retrouve son calme. Ce matin, il a passé le bac de français. « Je suis soulagé, ça s’est bien passé. Mais ces histoires qui partent pour un rien, j’en ai marre. »
LA JEUNESSE EST PARTOUT
Nous sommes au quartier des Barges, à Vaulx-en-Velin, dans l’agglomération lyonnaise. La station de métro ou de tram la plus proche est à 30 minutes à pied. À moins de 10 minutes, pas de commerce, d’entreprise, de service public ou de local associatif en vue. Le quartier est composé de petits pâtés d’immeubles bas, avec leurs parkings attenants. « Quand j’étais gamine, il y avait beaucoup de personnes âgées, on se faisait chasser à coups de canne », sourit une habitante, la trentaine. Ce soir, sur l’esplanade, pas de canne à signaler. La jeunesse est partout, mais les infrastructures n’ont visiblement pas suivi la démographie. L’aire de jeux est complètement saturée. Quant au city stade, qui paraît récent, il a remplacé le « vrai » terrain de foot, bétonné il y a quelques années. Auparavant quartier résidentiel de retraités, un peu à l’écart mais qu’on imagine paisible, le lieu est devenu « enclavé », disent les urbanistes. D’autant plus que les usines, non loin de là, ont fermé. L’absence de relais associatifs, en particulier pour la jeunesse, est devenue criante. « C’est la rouille », dit Enzo (1), 15 ans, juché sur son vélo, rencontré plus tard dans la soirée. « C’est la rouille, mais y a une bonne ambiance. L’été, on fait une piscine avec la bouche à incendie. Et puis pour faire du scooter, ici, t’as pas besoin du BSR ! (2) ». L’ado finit par s’asseoir, feuillette L’âge de faire. Il est curieux du journaliste en face de lui, lui-même curieux de ce genre de petit homme qu’il n’a pas l’habitude de croiser. « Combien tu gagnes ? » « T’habites où ? » La conversation est lancée, et devient rapidement intime. On parle argent, études, famille… « Dans la mienne, c’est pas la joie depuis que mon grand frère est en prison », m’explique-t-il. Il est tard, mais je sens qu’Enzo n’a pas spécialement envie de rentrer chez lui.
SPIRALE
Ce soir, exceptionnellement, c’est Serge qui anime cette « médiation nomade ». Il remplace le salarié que l’association a pu embaucher à temps plein pour développer le dispositif grâce aux subventions dédiées. La médiation nomade, comme nous l’avons vu, consiste « tout simplement » à poser une table et des chaises, et à offrir du thé, de préférence dans les quartiers « sensibles ». Initialement créée en région parisienne, et dupliquée par le Man Lyon en 2017, la formule a vite séduit les élus de l’agglomération. Hier à Saint-Fons, aujourd’hui à Vaulx-en-Velin, demain à Vénissieux… Cet été, la camionnette du Man enchaîne les dates. Pour l’heure, Serge est en pleine discussion avec Zubair. Quelques enfants se sont rapprochés et tendent l’oreille. On parle de la violence des mots, des regards mal interprétés, de ces petits riens qui allument parfois la mèche, comme si la défiance était la norme. Serge explique avec des mots simples la spirale de la violence, « sans fin, puisqu’il y a toujours un perdant, qui va à son tour vouloir se venger ». « Mais il faut bien se faire respecter ? », interroge un jeune. « Bien sûr, répond Serge, c’est très important de se faire respecter. Mais est-ce que tu dois agresser l’autre en retour pour qu’il te respecte ? Est-ce qu’on n’impose pas plus le respect quand on se fait respecter sans passer par la violence ? » Certains hochent la tête en signe d’approbation. D’autres semblent plus dubitatifs.
Derrière les grilles du city stade, Thomas, 25 ans environ, attend son tour pour tirer des penaltys. « Quand j’avais 14 ans, les potes m’ont dit "soit tu restes (dans la bande, Ndlr), soit tu pars". » Il est parti. En ce moment, ses trois amis d’enfance, qu’il ignore désormais, sont assis dans une voiture, à une centaine de mètres de là, au fond du parking. Ils dealent, lui poursuit ses études. Deux mondes opposés se font désormais face, pourtant façonnés dans le même moule.
« ÇA RESTE UN CHOIX »
« Ça commence avec l’ennui, on te propose de revendre des cigarettes, t’es ado, et t’as envie de quelque chose d’un peu palpitant qui te sors de ton quotidien. Mais ça reste un choix, et j’ai pas fait celui-là. » Thomas précise qu’il avait « des ancrages ailleurs », qu’il a fait « des rencontres avec des gens » qui lui ont donné des opportunités, et surtout une passion : l’équitation. Aujourd’hui, il n’habite plus le quartier. Il enchaîne les petits boulots, plonges et autres chantiers de peinture pour pouvoir, l’an prochain, entrer en deuxième année d’ostéopathie animale. « Ça reste un choix », insiste-t-il, le visage fermé. Ce soir, il est venu rendre visite à ses parents et à ses jeunes frères et sœurs. Il est inquiet pour eux, il voudrait qu’ils déménagent. « T’as les flics qui tournent, des clients qui viennent faire des embrouilles, les règlements de compte entre eux, les parents qui stressent… le deal, ça pourrit l’ambiance. » Xavier Dormont, le salarié du Man, a eu l’occasion d’échanger avec les jeunes dealers lors d’une médiation précédente. On en parle au téléphone : « Ici, tout le monde connaît les trois jeunes, les a vus grandir. Ils ont suivi la trajectoire classique », m’explique-t-il. « On connaît la musique : ceux qui peuvent partent, et ceux qui restent sont ceux que croisent les enfants qui reviennent de l’école. »
Xavier, bientôt la trentaine, a lui-même grandi dans un « quartier ». « La situation n’est pas nouvelle, mais il y a un basculement avec cette génération. La coupure est encore plus grande », estime-t-il. Ces jeunes, poursuit-il, n’avaient pas 10 ans lors des grandes émeutes des banlieues de 2005. La police de proximité ayant été supprimée en 2003, ils n’ont rien connu d’autre qu’une police répressive, alors que parallèlement, les travailleurs sociaux se sont faits de moins en moins présents, subissant la diminution des budgets dédiés. Et que dire du tissu associatif, subissant le coup de grâce avec la fin des emplois aidés ? « Dans certains quartiers, il n’y a même plus un club de foot », se désole-t-il. « Avant, il y avait des tournois entre les quartiers. Les jeunes se connaissaient, au moins de vue. Il y avait parfois des rixes, mais ils avaient conscience qu’ils partageaient le même quotidien, et cela créait une forme de solidarité entre eux, qu’on retrouve chez certains adultes. Aujourd’hui, ils n’ont même pas cette ouverture-là. Ils se replient toujours plus, en bas de leur immeuble. »
DE LUTHER KING AU RENAULT MASTER
Ce soir, en tout cas jusqu’à minuit, c’est le Renault Master du Man qui tient symboliquement le centre de la place. Peints sur le véhicule, les portraits de Gandhi, Mandela et Luther King accrochent le regard. En 1966, deux ans avant son assassinat, Martin Luther King fait une intervention à la Bourse du travail de Lyon. Dans le public, un jeune homme de 16 ans, peut-être plus fervent que les autres : Christian Delorme, qui prend alors la plume et entretient une correspondance avec le pasteur d’Atlanta. Dans les années 70, Christian Delorme devient « le curé des Minguettes », une banlieue lyonnaise, et ne cesse de soutenir la cause des opprimés, en particulier celle des banlieues (3). L’activiste, antimilitariste chevronné, parmi les figures fondatrices du mouvement non-violent français, est l’un des organisateurs de la « marche pour l’égalité et contre le racisme » en 1983, première marche antiraciste en France. Quarante ans plus tard, les voitures continuent de brûler, mais le Man reste fidèle à ses valeurs. Son message est clair : « La parole est plus forte que la violence. » Serge Perrin, lui aussi militant « historique », en est convaincu, « les voitures qui brûlent n’ont jamais apporté quoi que ce soit de bon aux quartiers. Les violences renforcent au contraire la stigmatisation, qui se retourne contre ses habitants. » Pour autant, « la non-violence est l’opposé
de la passivité. Il faut savoir se mettre en colère, voire réveiller la colère des gens face aux injustices, à la violence structurelle qu’ils subissent. »
À part le thé à la menthe, l’animateur d’une médiation nomade ne prévoit rien. Lors des sorties, il arrive ce qu’il arrive. Très rarement, des problèmes avec des dealers. Plus souvent, mais cela reste rare, il ne se passe rien, sinon quelques jeunes enfants qui viennent demander de l’eau. Régulièrement, es discussions s’engagent avec les jeunes. Souvent, aussi, des habitants qui se croisent habituellement prennent le temps d’échanger un peu plus qu’un bonjour. Enfin, « on » – surtout des mères de famille – vient partager sa colère. Drogue, incivilités, aménagement urbain… Autour de la camionnette, on parle de l’avenir des enfants, on parle politique. Ce soir, c’est le cas de Sonia par exemple. « Cela fait neuf ans que j’habite ici. Je voulais m’impliquer, mais j’avais l’impression de vivre dans un trou, il n’y avait rien. »
TRANSFORMER LA COLÈRE
Tellement « rien » que les pouvoirs publics, désireux de « revenir » aux Barges autrement que par la force – dans le cadre d’un dispositif « Grand Projet de Ville » –, ont fait le constat qu’ils n’avaient pas le moindre interlocuteur pour prendre le pouls de la vie locale. L’hiver dernier, la municipalité de Vaulx a missionné une association (extérieure au quartier) pour sonder les habitants en porte-à-porte. Sonia a sauté sur l’occasion et, avec l’aide de l’association en question (Bioforce), a monté un collectif d’habitants. Ce printemps, le collectif a pu rencontrer des élus, ainsi que le directeur de l’organisme HLM en personne… « Je voyais enfin le visage des responsables ! » Dos d’âne, tables de pique-nique, agrandissement de l’aire de jeu… Des engagements
ont été pris, Sonia se prend à rêver qu’ils soient honorés, que sa voix d’habitante soit prise en considération. La médiation nomade est pensée comme un outil supplémentaire pour entretenir cette dynamique.
« On passe beaucoup de temps en amont des soirées à rencontrer les acteurs locaux : élus, bailleurs sociaux, missions locales, associations s’il y en a, et à faire le lien », explique Xavier, qui les invite à venir se rencontrer, et rencontrer les habitants lors des sorties. Ainsi, en début de soirée, Sonia a pu rencontrer un technicien de la municipalité qui travaille spécifiquement sur le secteur. Pour l’heure, elle discute avec Paule, la soixantaine, qui sert une tournée de limonade. « C’est fait maison, avec le sureau cueilli dans le quartier ! » Alors on parle plantes sauvages, recettes, on parle aussi du jardin partagé que Paule a initié récemment, mais qui peine à décoller. On parle aussi de ce projet de grand repas de quartier, à la rentrée. Sur la camionnette, à côté du portrait de Martin Luther King, une citation de Yazid Kherfi, le fondateur des médiations nomades : « La colère, c’est mon moteur ; la non-violence, c’est mon carburant. »
Fabien Ginisty
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1 - Le prénom a été modifié
2 -Brevet de sécurité routière.
3 - Christian Delorme est toujours curé d’une paroisse de la banlieue lyonnaise, et délégué épiscopal pour les relations inter-religieuses du diocèse de Lyon.